Nous sommes en 1972, année où tant de choses bouleversent le courant ordinaire de ma vie. J’ai 22 ans, je suis tout juste marié, je sors de mon service militaire et je me jette à corps perdu dans la magie. Une des premières personnes dont j’entends parler tout le temps dans le milieu magique de l’époque est Freddy Fah. Un homme secret, pas facile du tout mais un GRAND professionnel.
C’est l’occasion d’une « foire aux trucs » qui sera déterminante pour la suite des événements. Pierre Switon, avec qui je suis déjà devenu copain depuis quelques mois, m’y présente en effet son ami et ancien professeur : le grand Freddy. Je suis hypnotisé par cet homme tout en rondeurs. Avec son regard pénétrant, mystificateur et pétillant , il prend la parole immédiatement :
« Bonjour mon cher ami, dit-il d’une voix envoûtante, paternaliste et tonitruante à la fois, on m’a dit que vous êtes génial, je demande à voir ! »
Une petite fossette fripe légèrement sa joue et, de son regard qui ordonne tout, sa main serre la mienne depuis le début de notre « bonjour », sans la lâcher, comme si elle était devenue la sienne… Je suis dans un état spécial, un peu gêné devant tant de gentillesse, de hardiesse et de détermination. Le souffle presque coupé, je balbutie :
« Vous voulez que l’on se voie ?
– Je te donne mon numéro et appelle-moi quand tu veux, balance-t-il, du tac au tac ! »
Je note le téléphone et m’échappe de ses griffes dévorantes mais qui m’ont délicieusement envoûté.
Imaginez un peu : un homme de son importance si empressé de rencontrer ma petite personne ! Je n’en crois toujours pas mes yeux. FREDDY FAH vient de me donner son téléphone et je peux l’appeler quand je veux !!! Je sens que ma vie est en train de changer de cap. Toute l’intelligentsia magique respecte cet homme presque tout autant qu’elle le craint et MOI, le petit magicos inconnu quelques mois plus tôt, je deviens un mec important, du moins j’en ai la sensation…
Je m’empresse de parler de l’événement à mon épouse, qui semble ne pas prendre toute la mesure de ce qu’il m’arrive. Ça m’énerve presque… misérable égoïste que j’étais ! La pauvre à l’époque s’occupait littéralement de tout et moi de rien… enfin si de magie, de magie et encore de magie. Jour et nuit. Rien ne m’intéressait d’autre. Rien du tout. Un vrai fou. Elle a une patience d’ange, elle est dévouée, et moi je ne comprends pas que son enthousiasme ne soit pareil au mien, face à l’événement du jour ! Il fallait que jeunesse se passe…
N’empêche que Freddy Fah vient de me proposer de le voir quand je veux… Il ne reste plus qu’à savoir quand… et cela me hante littéralement. Au point de constater qu’absolument rien ne me calmerait, si ce n’est de l’appeler enfin sans plus attendre… Je l’appelle donc le soir même vers 20h. Dès la première sonnerie, ou même avant je ne sais plus tellement le téléphone m’a donné l’impression d’être décroché rapidement, sa voix inimitable m’assène un :
« Oui, qui est à l’appareil ?
– Dominique Duvivier, le jeune magicien à qui vous avez donné votre téléphone tout à l’heure. »
Mes phrases s’enchaînent et je crois être bien pitoyable… Lui, pour me mettre à l’aise :
« Eh bien, tu ne perds pas de temps toi, hein ? Tu veux qu’on se voie quand ?
– Ce soir, même tard si vous voulez !
– Un peu rapide, jeune homme. Donne-moi ton numéro et je t’appelle. Là, je suis occupé ! »
Il raccroche et moi enfin je peux prendre une bonne rasade d’oxygène. Incroyable ce que ce mec me fait comme effet. Je suis redevenu une espèce de larve pré-pubère…
Je commence à redevenir à nouveau un être humain doté d’un cerveau en état de marche quand le téléphone sonne de nouveau. Je décroche immédiatement pour éviter de l’entendre hurler (je dois avouer que je suis assez pénible dans le privé et les sonneries de l’époque, hyper nulles et surtout très bruyantes, me hérissaient particulièrement le poil !).
« C’est Freddy Fah à l’appareil. »
Perdant à nouveau tous mes moyens, je lâche un vieux oui de derrière les fagots.
« Ce soir vers minuit, ça t’irait ? »
Je ne sais pas du tout si « ça m’irait », mais je découvre que je viens d’accepter et je m’apprête même à raccrocher déjà quand il me rappelle qu’il serait judicieux de lui demander son adresse si je souhaite venir le rejoindre !!
« Rue du Pré aux Clerc.
– Parfait, c’est noté. Merci. J’y serai. »
Hallucinant, je vais voir Freddy, chez lui, ce soir. J’en suis tout retourné… et fier comme un bar tabac ! Je saute mentalement dans tout l’appartement, totalement obnubilé par cette soirée qui m’attend. Un vrai môme ! Ma femme, ne disant mot, me regarde en se demandant certainement pourquoi elle a épousé un dingue comme moi !!!
J’attends les heures qui me séparent de ce moment tant attendu.
Je tourne en rond dans le secteur immédiat de Saint-Michel. Je vérifie douze mille huit cent vingt trois fois l’adresse exacte. Le nom sur la porte. Tout est en ordre. Je répète ce que je vais tenter de lui dire, de lui demander, de lui proposer comme tours évidemment… Au niveau magique, j’ai juste emporté de quoi tenir un siège pendant 20 heures sans respirer. Ça devrait suffire !
Une Mercedes s’approche. C’est bien lui qui se trouve à la place du passager. Freddy se fait conduire par une dame. C’est Yvette, sa chère et tendre. Elle s’occupe de tout, car Freddy ne fait rien que de la magie… Tiens, ça me rappelle quelqu’un ! Elle le nourrit, lui donne à boire et l’écoute. Elle est son souffre-douleur, mais c’est surtout en elle qu’il a le plus confiance. C’est une relation spéciale qui les unit. Quelque chose qu’on comprend difficilement, nous autres mortels…
Freddy m’introduit chez eux. Un appartement très cossu, bourré de magie partout, de trophées, de bouquins, de petits paquets magiques, d’objets hétéroclites. Une vraie caverne d’Ali baba ! L’endroit où l’on voudrait être enfermé un mois seul, pour pouvoir tout regarder à tête reposée ! Il me fait asseoir et me propose à boire. Je dis : « Un coca ! » et lui hurle d’une voix à faire éclater les tympans d’une cohorte de déménageurs (ils se déplacent souvent en cohorte les déménageurs) : « YYYYYYYYvette ! Un coca pour le jeune homme ! »
« Avec des glaçons ! » ajoute-t-il, voulant m’être agréable.
Il me pose deux ou trois questions banales, puis me convie au salon/salle-à-manger, où nous nous installons tous les deux.
« Tu es bien installé ? » me dit-il avec cette voix qui me fascine.
« Etonne-moi, mon cher ami. »
Il se tait et moi je suis liquide. Il me regarde fixement, content visiblement de sa réplique et de sa position tout à fait enviable à ce moment, contrairement à la mienne… Je crois qu’à l’instant je préférerais disparaître pour toujours dans une autre galaxie, seul, complètement seul !
Je commence un premier tour de cartes, puis un second et un troisième… J’enchaîne les effets, en le voyant bouger de son siège, acquiescer sur certains moments magiques… Parfois il me dit des trucs du genre : « Tu viens de me baiser là ! ». Et souvent il me demande : « C’est de toi ? ». Je réponds oui, presque chaque fois car il faut dire que j’ai bossé comme un dingue depuis des mois et des mois, ne dormant jamais plus de 4 heures par nuit en m’obligeant à créer coûte que coûte des choses qui me paraissaient nouvelles.
Petit à petit il me met à l’aise. Il sourit sur certains effets, réfléchit sur un tour que je viens de faire, relance le fil de notre échange d’un : « Continue ! ». Les tours se succèdent. Je rêve éveillé. Je vois que son attention ne fléchit pas une seconde : quel bonheur, il semble aussi fou que moi ! On va se régaler, me dis-je intérieurement tout en continuant mon programme magique.
Presque chaque fois que je commence un nouveau tour, je consulte quelques instants mon cahier noir qui se trouve à ma droite. Il me demande au bout d ’un moment :
« Qu’est-ce que tu regardes diable dans ce fichu carnet ???
– Le nom des tours que je vais vous faire.
– Comment ?? Tu veux me faire croire qu’en lisant juste le nom du tour, tu peux me le faire comme ça, sans réfléchir davantage ??! »
Il semble sidéré et pourtant c’est vrai. Il demande à voir mon carnet de plus près et constate qu’il n’y a en effet que des noms de tours écrits dessus. Il jubile et lance alors à sa femme qui est à l’autre bout de l’appartement :
« Il est fou ce mec Yvette ! ».
Il semble aux anges et moi je commence à respirer enfin à plein poumons. Les heures ont passé et il est toujours frais comme un gardon (certains gardons sont friands de magie, la nuit !). J’ai rarement vu un homme si passionné de magie et surtout de la mienne. Il semble insatiable, littéralement !
« T’as terminé ? » me lance-t-il d’un ton provocateur.
« Oui, monsieur, je crois.
– Freddy, appelle-moi Freddy, ok ?
– D’accord… »
Ça y est je suis à nouveau liquide, vous l’imaginez sans doute !
« Je vais te montrer quelques trucs si tu veux ?
– J’en rêverais ! » dis-je, le regard fixé dans la direction de ses mains qui prennent un jeu de cartes. Il commence à me faire une série d’une bonne dizaine de tours, tous plus hallucinants les uns que les autres. Des effets que je n’ai encore jamais vus, des techniques que je ne connais pas. Je crois devenir fou et en même temps je me trouve là où je voulais enfin ! Freddy me parle de Franck (Garcia) qui lui a montré ceci puis cela… De Fred (Kaps) qu’il voit sans arrêt et qui lui montre des trucs de malade. En voici un et puis un autre. Je crois rêver, mais en même temps le cauchemar commence : comment vais-je pouvoir retenir et reproduire tant de merveilles !! ? Un immense sentiment d’impuissance m’envahit. Il s’arrête enfin.
« Il y a un tour qui t’a intéressé plus qu’un autre ? »
Il semble sérieux !
« Pas un, tous Freddy ! J’ai rien compris du tout. Ils sont tous extraordinaires, voilà ce que je pense !
– Tu as de quoi noter ?
– Non, j’avais pas prévu ! »
Je panique. C’est la catastrophe !
« Yyyyyyyyvette » hurle-t-il dans la pièce (il me fait presque sursauter). Elle arrive presque en courant.
« Du papier pour le petit !
– Je vais chercher ça tout de suite » grommelle la pauvre Yvette.
De mon côté, pour la première fois, je trouve aussi qu’Yvette lambine, car je voudrais noter au plus vite les tours, bordel de Dieu !!!
Et vous n’allez pas le croire, mais TOUT ce qu’il m’avait montré, il a pris le temps de me l’expliquer, en me laissant tout noter. Il est revenu sur chaque tour, chaque effet, chaque mouvement. Patiemment. Incroyablement. Plus les minutes passaient, plus je mesurais la chance que j’avais. Sans broncher, il m’a donné accès à tout ce que je voulais. Cette soirée a bouleversé ma vie entière.
Dès le lendemain et les jours qui ont suivi, tous mes copains magiciens de l’époque (c’est-à-dire à peu près tout le monde magique français) venaient me voir pour que je leur montre des trucs que j’avais glanés chez Freddy. Car n’oublions pas qu’à ce moment-là il n’y avait pas d’Internet, pas de vidéo et très très peu de livres en Français qui relayaient les nouveautés magiques du moment. La moindre information nouvelle nous rendait fous ! Or Freddy Fah, du fait de sa carrière internationale, faisait partie de ces rares français qui fréquentaient le milieu magique international et qui donc avaient accès à ces nouveautés magiques. Mais en France il était inaccessible ! C’était moi , quasiment seulement, qui avais eu d’un coup la chance de le rencontrer personnellement et d’avoir accès à son savoir.
Par la suite il faut savoir qu’à partir de cette nuit-là, j’ai rencontré le Maître chaque mois, pendant plusieurs années. Je lui montrais mes nouveautés et lui les siennes, ses propres créations comme celles qu’il avait découvertes dans le reste du monde.
C’est également lui qui m’a présenté Philippe Fialho, qui lui-même m’a présenté Br John Hamman, Dany Ray… Et c’est chez Freddy que j’ai rencontré Fred Kaps, qui lui à son tour me présentait quelques semaines plus tard Ricky Jay et Derek Dingle. Vous l’avez compris : je dois tout ou presque à Freddy. Grâce à lui, j’ai pu partir du pied le plus gigantesque qui soit. Je ne sais pas si vous êtes conscients à quel point ma vie a été chamboulée par cette rencontre ! Par la suite, j’ai fréquenté bien des personnes extraordinaires, mais c’est Freddy qui m’a mis le pied à l’étrier et je lui en serai éternellement reconnaissant.
Jusqu’à sa mort en 1998, je suis resté dans ses fidèles. Yvette m’a légué une partie des trésors de son mari. Parfois je contemple ses tours, ses vidéos, ses gimmicks et je revois ce bonhomme qui avait ses têtes, ses coups de gueule, son franc-parler mais aussi le cœur sur la main et qui aimait la magie plus que tout au monde. Sa devise de toujours était : « Mon cher, j’emmerde la terre entière. La magie est ma passion et mon métier. La vie est belle ! ». Ces quelques mots sont pour toujours en moi. Je vis avec et j’y pense tous les jours, même si je n’en parle pas souvent… Même s’il est absent, je continue chaque mois de lui montrer mes nouveautés. Je n’ai plus son regard malicieux qui me dit que c’est bon ou que c’est mauvais, mais j’aime me retrouver avec lui.
Il me disait toujours : « Arrête de perdre ton temps avec tes baratins ! » car les textes, il s’en moquait un peu dans l’ensemble… J’avais beau lui dire que le scénario était fondamental, il me laissait dire mais lui il faisait partie de ces magiciens de la vieille école qui croient que le tour, c’est surtout un effet et une méthode. J’ai toujours cru qu’il se plantait là-dessus, mais il m’a toujours laissé m’exprimer, patiemment. J’ai respecté son point de vue, comme il a respecté le mien et encore aujourd’hui je me dis que si Freddy voyait ce tour (celui que je viens d’imaginer), il trouverait à redire… Mais moi j’adorerais qu’il trouve à redire, car cela voudrait dire qu’il est encore à mes côtés !
FIN
Merci pour cette présentation personnalisée, quasi-privilégiée, de ce grand homme. Vous prenez le temps de raconter votre histoire, nous laissant vivre au coté d’illustres mentors de la magie.
Bravo, pour avoir réussi a le « baiser »(pour vous citer, le citant), c’est surement a ce moment la que la machine c’est vraiment mise en route. Une belle époque pour la magie.
Quelle chance pour vous, de les avoir connus.Quelle chance pour nous, de vous connaitre.
Cordialement
Jonathan
C’est une des plus belles tranche de vie que j’ai lu ces derniers temps ! Quelle belle histoire ! Merci de nous la faire partager.
On aurait voulu être une petite souris ce soir là pour assister à la scène.
Je ne connais Freddy Fah que par vous et vos spectacles (dvd) où vous y faites souvent référence. Je suis surpris de n’avoir trouvé aucun ouvrage, ni une vidéo de lui dans le commerce. etait-ce une volonté de sa part de ne rien publier ? Comment peut-on en tant que « nouvelle génération » connaître davantage ce grand homme ?
Bonne journée !
Comme c’est bon de lire ça le lundi matin, j’y étais dans la pièce de la première rencontre !!!! Et le malaise au téléphone, ça remémore (un seul m?…enfin 2 mais un seul à la fois ou il y a un moment ou il y en a 2?….bref !:))des trucs en moi que j’ai vécu avec certains de mes maîtres !
Par ailleurs,Te rends Tu comptes que Tu me (nous ?) mets dans le même état à Ton tour….lol!
Bonne semaine
Cavaflar
Dominique, je confirme que j’ai vécu un peu la même chose en vous apercevant pour la première fois en cher et en os au fond du Double Fond aux côté de Karikalan…
Je suis devenu liquide, je suis devenu le petit garçon timide qui se retrouve à quelques mètres de celui qu’il veut rencontrer, mais à qui il ne vient en tête qu’à faire des bêtises pour se faire remarquer, plutôt que d’aller se présenter intelligemment.
A part ça, ayant rencontré Bertrand Gille pour la première fois ce w-e, nous avons parlé de vous, et avons convenu qu’on en avait marre de vous dire merci pour les moments grandioses et les pensées que vous partagez sur votre blog.
C’est quand même insupportable d’ainsi accepter – encaisser même ! – chaque semaine les trésors que vous nous offrez, et tout ça sans même vouloir être un « cireur de pompes »… ;o)
Alors bon, quand même, merci hein…. et surtout continuez à nous régaler !
Et bien… je vais être original : Merci pour ce superbe texte, ces moments vécus dont vous nous faites l’honneur.
David (Chakkan) vous l’a dit : Nous avons parlé de vous et de votre blog ce week-end lors des dragons d’or de Draguignan.
Lire ce blog est une bouffée d’oxygène, un vrai régal ! ça a de quoi me réconcilier avec l’internet.
J’en profite pour vous dire : Vous m’avez redonné l’envie de faire de la magie à ma sauce, selon mes certitudes, mes envies et mes croyances et je vous en remercie, cela m’a été profitable récemment et le sera certainement encore dans le futur.
bonjour Dominique,
Que dire…un transfert de mes émotions..Ce moment d’intimité, je l’ai vécu en te voyant. je ressens mot pour mot ce qui s’est passé le 20 nov 2010… comme quoi tu marques les esprits…
Tout liquéfié au fond du siège je t’écoute », tu veux boire quelque chose? Pourquoi tu veux faire de la magie?, si c’est pour frimer ce n’est pas la peine de compter sur moi! » je revois cette scène avec frayeur et humour.Peur de parler à la personne qui représente le génie, le plus grand, le Maître. Te parler avec franchise, sincérité, comme cela a été le cas en permanence… un vrai partage. J’ai l’impression en lisant ces lignes que tu étais Freddy et moi le petit (à la seule différence que moi je n’y connaissais rien en magie). Pouvoir te côtoyer reste un honneur.
Sincère Respect et Amitié
Superbe histoire, très bel hommage.