Par Sébastien Clergue
« Les magiciens aiment à répéter que l’on s’arrête de penser trop tôt (*), mais force est de constater que peu d’entre eux mettent réellement cet adage en pratique.
C’est un reproche que l’on aura du mal à faire à Dominique Duvivier : tout ou presque a été dit (ou reproché) sur son style de magie, ou son style tout court, mais pas celui de nous démontrer depuis déjà une trentaine d’années que nous nous ne réfléchissons pas assez sur notre magie. Cela fait en effet trente ans que le Duvivier met en pièces, avec une joie gourmande, chaque convention ou principe de notre bonne vieille magie.
Ne pas annoncer ce que l’on va faire ? Ne pas refaire deux fois le même tour ? Dans Intimiste II, Duvivier se paie le luxe de refaire trois fois le même effet à la suite, mais de manière différente, tout en étant pareille, mais pas tant que ça… chaque effet renforçant le précédent, tout en le dépassant, mais tout en restant le même. Cela semble compliqué à première vue, mais les spectateurs, magiciens ou non, ne s’y trompent pas et rient, applaudissent et récompensent le culot calculé de cet animal assis en face d’eux.
Duvivier démonte, agite, renverse et remue chaque principe magique de base pour finalement en retirer la substantifique moelle et lui faire retrouver son sens originel: rien n’est illogique si le magicien est magicien, tout est possible si les spectateurs font corps avec lui et la magie, et l’on n’en fait jamais trop si le public en redemande. Plus qu’un spectacle, un show de Duvivier est une leçon de magie destinée à ébranler les magiciens dans leurs convictions. Et si, finalement, il y avait une vie après le portefeuille en feu ?
Inutile de dire que l’animal Duvivier était attendu au tournant après le succès de son « Intimiste I », qui se jouait au Double-Fond depuis près d’un an. Une fois de plus, fidèle à son principe selon lequel il ne faut jamais le trouver là où on l’attend, Duvivier a entrepris de construire une vraie suite de cinéma: Il reprend les mêmes ingrédients qui ont fait le succès du premier volet, les passe au shaker, rajoute deux ou trois doses de vitamines et de nouvelles surprises, car « on s’arrête de penser trop tôt » et si l’on commence à penser que telle ou telle routine devient ultime ou intouchable, alors la sclérose intellectuelle guette. On obtient alors « Intimiste 2 » qui est donc, comme dans un thriller américain, le frère jumeau caché qui refait surface pour vous donner un coup de poing dans la figure. Le recette semblerait presque simple, mais tous ces ingrédients mijotaient depuis plus d’un an.
Il y a du Brother Hamman dans la magie de Duvivier : chaque effet recèle un piège courtoisement posé sous vos pieds, qui attend bien tranquillement que vous marchiez dessus. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais l’issue sera toujours la même : vous réaliserez toujours trop tard que Duvivier possède sept temps d’avance. C’est presque un mode de fonctionnement. Il existait cette image très parlante sur la magie de Hamman : il vous faisait visiter son beau jardin magique plein de fleurs, tout en s’assurant de vous positionner près d’un arroseur automatique… Mais bien sûr sans que vous vous en rendiez compte. Puis il s’éloignait un peu, l’air de rien, pour déclencher l’arroseur au bon moment. Duvivier s’assure simplement que l’eau est bien glacée… Et il installe six arroseurs supplémentaires. Car on s’arrête de penser trop tôt.
Comme dans toutes les bonnes suites de cinéma (qui finalement sont assez rares), Duvivier intègre dans le spectacle quelques incontournables (le Oukéti, un classique du genre) et la célèbre routine Love, Peace and Jesus, uneversion over the top, comme l’on dit, de la routine « Plus rapide que son ombre » (carte au portefeuille… ou pour être précis : plusieurs cartes dans plusieurs portefeuilles). Fidèle à la tradition Duviviérienne des « climax » à deux temps (pardon, sept), vous vous rendrez compte de l’impossibilité de cette version lorsque vous rentrerez chez vous, au moment de vous coucher ou à n’importe quel autre moment, lorsque vous aurez la mauvaise idée d’y repenser.
À ces morceaux destinés à faire plaisir à tout le monde sont rajoutées quelques nouveautés vicieuses. Vous avez aimé le tour avec le gobelet? Ça tombe bien. S’ensuivent alors des surprises et des finales (multiples, donc) que l’on peut anticiper, d’autres que l’on ne peut pas anticiper, et d’autres qu’il n’est pas humainement possible d’anticiper. Vous aviez aimé la carte folle de la dernière fois ? Ça tombe assez bien, j’avais justement cette version qui traînait dans un coin… Vous êtes plutôt pièces ? Tant mieux, je possède justement ces pièces rares…Non non, pas celles que vous connaissez déjà… Enfin pas vraiment… Et le finale du spectacle… Ah… Le finale…
Comment fait-on la différence entre un showman et un close-up man ? Il est très simple d’aligner une succession de tours, en commençant et en finissant par un effet fort, comme on a appris dans les livres. On appelle ça une démonstration de tours ou, dans les meilleurs cas, un spectacle. Monter un « show » est une autre gageure… Trouver un thème récurrent, un angle d’attaque, des transitions cohérentes, transformer une succession de tours en un véritable ensemble homogène… Ceci peut encore à la rigueur se trouver dans les livres, mais demande un tout autre travail. Une fois cette maîtrise acquise (il faut sans doute des années de travail), comment peut-on aller encore plus loin ? Comment peut-on créer une émotion ? Nous arrivons ici au cœur d’ « Intimiste II ».
Il ne se passe pas une interview ou un entretien sans que Duvivier ne fasse référence à ses grands maîtres : Kaps, Goshman, Hamman, Jennings et, sa montagne parmi les montagnes, Ricky Jay. Autant de rencontres, presque toutes en live, dont il n’est pas ressorti intact et qui lui ont permis de façonner sa magie. « Intimiste I » avait été conçu comme un hommage à ces légendes, pour la plupart disparues et devenait par la-même l’un des rares shows au monde où le magicien cite ses sources en direct, et cela ne manquait pas d’allure de montrer chaque semaine des images de Hamman ou de Goshman au grand public. « Intimiste II » reprend presque naturellement ce choix, un hommage aux magiciens qui ont permis de bâtir son style et sa magie. Le nouveau show s’ouvre sur d’ahurissantes images de Kaps et de Hamman… La plupart d’entre nous ont eu le mauvais goût de naître ou de commencer la magie trop tard pour avoir eu le privilège d’observer ces « grands » en direct. Il est aujourd’hui de bon ton de railler les anciens (Vernon en tout premier lieu) selon l’idée qu’ils seraient dépassés et auraient finalement fait stagner la magie, en étant élevés sur un piédestal. Preuve s’il en est que l’ignorance crasse fait vite place à l’arrogance et au médiocre. Ce qui a fait de ces magiciens des « grands » est justement le fait qu’aucun d’entre eux ne s’est jamais pris pour un modèle à suivre ! Ce n’est pas Vernon qui s’est appelé tout seul le Professor. Ces légendes, disparues ou vivantes sont simplement des êtres passionnés de magie jusqu’au plus profond de leurs fibres, d’éternels travailleurs qui, jusqu’au crépuscule de leur vie, sont resté modestes face à leur art et l’ont célébré jusque dans leur dernier souffle. Voir ces petits bouts de vidéos nous rappelle que des hommes ont existé derrière chaque légende ou chaque bouquin, qu’Elmsley n’est pas qu’un comptage, et que quand Kaps arrive à une table, il ne commence pas illico par un tour de cartes ou expliquer que c’est lui le meilleur. Faire revivre chacun de ces personnages par un effet, oui, cela peut faire un bon show… mais encore faut-il vouloir faire partager cette admiration pour ces personnages, dont la plupart, soit dit en passant, étaient des solitaires, morts dans un manque de considération scandaleux de la part des magiciens. Albert Goshman disait que tôt ou tard, on se retrouve seul, avec sa magie.
De cette perspective, le finale d’ « Intimiste II » était tout trouvé… Pour qui connaît les grandes références de Dominique Duvivier. Il a donc choisi de recréer, à sa manière, l’un des plus beaux moments de l’histoire du close-up. Ce finale s’imposait presque, afin de boucler la boucle, et pourtant… Lors de la toute première du spectacle, le 13 janvier 2003, à peine Duvivier a-t-il commencé à produire les accessoires permettant de recréer ce morceau de légende, que le public a commencé a applaudir. Si vous êtes dans le public à ce moment-là, mais si vous n’êtes pas saisi d’une sorte d’émotion plus ou moins indéfinissable, d’une joie ou d’un pincement au cœur… C’est qu’il y a quelque chose de raté dans votre éducation magique. Voir ce numéro en action est une première étape pour réparer quelques oublis fondamentaux, et se rendre compte que ce n’est pas parce qu’une routine est publiée depuis des dizaines années qu’elle n’est plus faisable ou qu’elle a perdu de sa force. Pour la seconde étape, il faudra acheter les bons bouquins et se procurer les bonnes bandes… afin de perdre cette mauvaise manie de penser que les Hamman, Kaps, Goshman et consorts ne sont plus désormais que des entités abstraites et inaccessibles, ou de vieux bouquins poussiéreux destinés à orner les rangées supérieures des étagères. Il faut ici saluer le travail de ceux (ils sont peu nombreux) qui constituent encore un lien vivant entre ces magiciens de légende, qui ont façonné une partie du close-up actuel, et les plus « jeunes générations », selon le terme consacré, qui ont grandi sans les connaître. «Intimiste II » s’insère dans cette courte lignée de shows « d’utilité publique magique »… Il n’est jamais trop tard pour réviser ses classiques !
Dominique Duvivier cherchait donc une vraie suite pour «Intimiste I », ni identique ni différente, et de ce point de vue cet « Intimiste II » dépasse toute les espérances. Tenir pendant une heure et demie une salle de 45 personnes disposées tout autour de vous nécessite, d’une manière ou d’une autre, de mettre ses tripes sur la table et de travailler franc-jeu. Si la volonté de partager un amour, une joie ou une admiration n’est pas au rendez-vous, c’est l’échec presque assuré. Duvivier parle de ce qu’il aime, donne sa magie et va plus loin que le simple fait de mentionner une série de noms plus ou moins lointains. Il recrée leurs miracles à sa manière, avec ses mains et sa façon d’être, preuve que vingt, trente, quarante ans après, cette magie ne manque pas d’allure. « Intimiste II » est un hommage joyeux. Venez sans attendre prendre part à la célébration: elle ne sera ni nostalgique ni larmoyante, mais diablement moderne. »
(*) Citation attribuée tantôt à Al Baker, Paul Fox ou Dai Vernon… Vu que ces trois personnages sont en bonne compagnie… Nous mentionnons les trois !
knowing something of everything and everything of something.